Affirmer l’idéal égalitaire des Jacobins va de soi. Disciples de Rousseau, ils s’appliquèrent à éradiquer les inégalités héritées de l’Ancien Régime : si 1789 consacra l’égalité devant la loi, 1793 devait inaugurer l’ère de l’égalité réelle. Mais affirmer en même temps le libéralisme des Jacobins, disciples de Montesquieu, relève du paradoxe. Liberté et égalité ne sont-elles pas a priori incompatibles ? Plus il y a de liberté, plus la concurrence tend à engendrer des inégalités et, inversement, si l’on veut pousser l’égalité, on est amené à empiéter sur les libertés en redistribuant richesses ou avantages. C’est pourquoi Montesquieu, dans son projet de société, s’est efforcé de doser ces deux ingrédients, la liberté étant à ses yeux plus désirable que l’égalité, et l’inégalité un moindre mal que le despotisme.
A ce dilemme philosophique s’ajoute la problématique historique de la Terreur. Les auteurs modernes ne nous ont-ils pas appris que celle-ci fut non seulement un régime répressif imposé par les « circonstances » et entraînant une nécessaire restriction des libertés, mais aussi une idéologie égalitaire visant la régénération morale, et l’uniformité, de la société ? Ainsi, Luc Ferry et Alain Renaut (1) condamnent le jacobinisme pour sa vision volontariste et éthique des droits de l’homme, le risque inhérent à une telle vision étant celui, « historiquement vérifiable », de la Terreur. François Furet et Mona Ozouf (2), pour leur part, estiment que le consentement à la contrainte fut dans la Convention la vraie ligne de clivage : en voulant imposer l’égalité aux riches et les « forcer à être honnêtes », Robespierre et les siens inauguraient l’ère totalitaire, le culte de la violence n’attendant plus que la « greffe bolchevique » pour devenir au XXe siècle nécessité révolutionnaire.
Certes, la complaisance des historiens de gauche a favorisé cette perception d’une inexorable continuité historique. Albert Mathiez ne voyait-il pas en Robespierre le complice de Babeuf, à un moment où ce dernier était revendiqué comme ancêtre attitré de la révolution prolétarienne ? Ecrivant en 1928, à l’époque de la « dékoulakisation » en URSS, Albert Mathiez présentait la politique agraire des Jacobins français de l’an II comme une vaste tentative d’expropriation d’une classe au profit d’une autre. Bien que cette interprétation ait été sensiblement modifiée par ses successeurs, il n’en reste pas moins qu’à travers le prisme marxiste l’expérience jacobine apparaît encore comme une préfiguration des luttes idéologiques des temps modernes.
De telles assimilations et les réserves qu’elles suscitent donnent à réfléchir. Elles révèlent une profonde méprise quant à la nature de l’égalitarisme jacobin, né de l’individualisme de 1789 et de la logique des droits de l’homme. La Déclaration des droits de 1793, rédigée conjointement par Girondins et Montagnards (essentiellement par Condorcet et par Robespierre), proclame les droits naturels que sont « l’égalité, la liberté, la sûreté, la propriété ».
Ces droits sont issus des thèses de John Locke, père du libéralisme moderne, qui définissait le droit de propriété comme englobant « la vie, la liberté, les biens », y compris la faculté d’accumuler les richesses et d’en jouir ; mais qui affirmait aussi l’égalité naturelle et le « droit égal à la liberté », impliquant, selon le principe de réciprocité, le devoir de respecter le droit de l’autre à la liberté. Comme le note Amartya Sen, théoricien de l’utilitarisme anglo-américain, l’égalité est non seulement une caractéristique essentielle des conceptions libérales d’organisation sociale (liberté égale pour tous, considération égale pour tous), mais l’opposition entre liberté et égalité est factice et inexacte, la liberté étant parmi les champs d’application possibles de l’égalité et l’égalité parmi les schémas de distribution possibles de la liberté.
Ni laisser-faire ni dirigisme
SI la Déclaration des droits de 1793, à l’inverse de celle de 1789, fait précéder la liberté par l’égalité, c’est qu’un obstacle économique s’oppose à la réalisation des droits réciproques, celui de la pauvreté ; et qu’un seuil est postulé à partir duquel l’égalité revêt un sens, celui du minimum vital. Dans la mesure où être pauvre consiste non seulement à manquer de pain, mais surtout, comme le voudrait Amartya Sen, à « être privé de liberté », le bien-être équivaut à la faculté d’en jouir. Or, la Déclaration de 1793, à son article premier, qui décrit le but de la société comme étant le « bonheur commun », soutient que le gouvernement est institué pour « garantir à l’homme la jouissance » de ses droits. C’est le préalable social, qui doit permettre aux plus démunis de franchir le seuil opérant des droits de l’homme et d’accéder, dans le langage de Robespierre, à la « pauvreté honorable ».
La déclaration jacobine, affichée dans les lieux publics pendant toute la durée de la Terreur, ne vise assurément ni le nivellement absolu ni la communauté des biens. Elle s’inscrit dans le contexte d’une économie de marché précapitaliste fondée sur la propriété privée, et cherche à concilier liberté et égalité grâce au ciment de la fraternité : Robespierre n’est-il pas le premier, dès 1790, à demander que ces trois mots figurent ensemble sur les drapeaux des gardes nationales ? Projet de société qui se réclame d’une « famille de frères », où chacun trouve sa place, l’assurance d’être nourri, vêtu et logé, voire d’obtenir son lopin à cultiver, et où chacun est appelé à apporter, selon ses forces et ses capacités, une contribution par définition inégale au bien commun. Projet de justice distributive, qui favorise l’équité plutôt que la stricte égalité. Car l’équité ne conseille ni l’accaparement ni la privation, mais le partage - les inégalités qui subsistent ne lésant personne et, conformément aux deux principes de justice proposés par le philosophe américain John Rawls, contribuant à terme au « bonheur commun » (3).
Un tel idéal, qui laisse rêveur en cette fin du XXe siècle, a connu une longue gestation à l’époque des Lumières, mais ses origines restent en partie voilées. D’une part se développe en France un égalitarisme à l’antique qui condamne le luxe dans la lignée des Vies de Plutarque et du Télémaque de Fénelon, et qui sera exploité par Montesquieu, Rousseau et Mably. Mais parallèlement, à la suite de Locke, les économistes français préclassiques de la première moitié du XVIIIe siècle élaborent à leur manière un projet humaniste libéral de cohésion sociale fondé sur l’égalité naturelle. Au développement de ce libéralisme égalitaire spécifiquement français, qui s’oppose tant au mercantilisme qu’à la tendance libérale classique débouchant sur le capitalisme, participent des esprits de marque, tels Boisguilbert, John Law, Melon, Vincent de Gournay et Véron de Forbonnais.
Quels en sont les traits saillants ? Affirmation du droit égal à la liberté et à la propriété ; rôle central attribué à la chaîne solidaire des besoins réciproques et des échanges marchands ; valorisation de la classe des petits producteurs (paysans, artisans, ouvriers compagnons) et de leur contribution à la prospérité générale ; rôle significatif dévolu à l’Etat « tuteur de la grande famille », qui veille à l’équilibre de la répartition et à l’harmonie sociale. La « société bien policée » voulue par ces libéraux est à égale distance du laisser-faire débridé et du dirigisme : modérément interventionniste, elle annonce plutôt une économie gérée de modèle « keynésien » !
Mais à celle-ci s’oppose à partir de 1758 le grand mouvement physiocratique en plein essor, qui privilégie l’enrichissement centré sur le capitalisme agraire, la libre concurrence, l’élimination du corporatisme, une fiscalité simplifiée. Dans l’histoire économique, l’engouement pour la thèse des physiocrates, relayée et partiellement appliquée par Turgot, aura pour effet d’éclipser celle des libéraux égalitaires. Ces derniers font pourtant valoir qu’économie et morale ne sont pas antagonistes si l’on conçoit la richesse non pas comme paramètre quantitatif à maximiser, mais comme le fruit de l’équilibre économique et social. C’est ainsi que le chevalier de Jaucourt et le receveur général Graslin militent en faveur de l’impôt progressif comme instrument de justice fiscale, et que Necker s’oppose à Turgot en 1775 dans la querelle sur la liberté du commerce des grains : Necker interventionniste, défenseur des petits consommateurs et apôtre de l’ « harmonie générale », précurseur à sa manière des Jacobins !
Ceux-ci reprennent à leur compte les préoccupations économiques des Lumières. Entre Girondins et Montagnards, le fossé est moins profond qu’on l’a dit : par exemple, les uns et les autres sont favorables à l’impôt progressif sur le revenu. Mais, lors du grand débat de l’automne 1792 sur la libre circulation des grains, c’est l’affrontement. Face à Vergniaud et à Creuzé- Latouche, qui préconisent la « liberté illimitée », Robespierre vient défendre le « droit à l’existence ». Faisant écho à Rousseau, qui affirmait que dans l’état de nature « les fruits sont à tous, et la terre n’est à personne », Robespierre souligne que la propriété ne peut jamais être en opposition avec la subsistance des hommes, celle-ci étant un droit « aussi sacré que la vie elle-même ». C’est affirmer, face à l’économie de marché, la thèse de l’ « économie morale ». Thèse défendue aussi par le jeune Saint-Just, qui a du mal à concilier les théories d’Adam Smith, selon lequel le libre jeu de l’intérêt serait le principal critère de l’action économique, avec le triste constat que « les hommes durs, qui ne vivent que pour eux », portent gravement atteinte à l’ « harmonie sociale ». Prise de position significative de la part de libéraux qui refusent de confondre intérêt personnel et égoïsme.
Mais, si les Jacobins s’opposent à l’accumulation immodérée des biens matériels, ce n’est pas pour revendiquer la loi agraire. Tout au long de sa carrière politique, Robespierre, champion des sans-culottes, a défendu le droit de propriété, surtout celui des petites gens, des travailleurs manuels, dont le « modique salaire » et les « petites épargnes » constituent des propriétés « d’autant plus sacrées » que « l’intérêt à la conservation de sa chose est proportionné à la modicité de sa fortune ». Ses préventions contre la montée des richesses et le grand capital ne l’empêchent pas d’affirmer une conception de la propriété identique à celles de Locke et de Smith, à une condition près : que la liberté d’appropriation ne puisse s’exercer aux dépens de ceux qui en sont dépourvus. Robespierre n’affiche-t-il pas son libéralisme, et son humanisme, en affirmant que, si tous les riches se comportaient comme les « économes de la société » et comme les « frères du pauvre », on pourrait ne reconnaître « d’autre loi que la liberté la plus illimitée » ?
Vaste enquête entreprise à l’université Paris-I, sous la houlette de Michel Biard, le bilan de l’action des représentants en mission dans les provinces françaises permettra à terme d’éclairer la pratique faite en l’an II de ce libéralisme jacobin de répartition. D’ores et déjà il s’avère que les députés se distinguent majoritairement non par leur intolérance, mais par leur souci d’équité. Montagnards centristes ou députés de la Plaine, parfois sympathisants de la Gironde proscrite, ils appliquent la Terreur avec mesure (Auxerrois, Marche, Limousin, Périgord, Angoumois, Agenais) et pratiquent la réconciliation, ex-nobles et fédéralistes repentis étant invités à réintégrer la famille républicaine à orientation pluraliste.
Certes la justice distributive est à l’ordre du jour, mais elle est relative : rationnement alimentaire ; réforme agraire sans expropriation, axée sur la propriété utile ; levée de taxes révolutionnaires à caractère progressif ; enseignement primaire pour garçons et filles ; formation ouvrière, vulgarisation agronomique ; ébauche de l’Etat-providence. Ce programme, mis à l’essai sur le terrain, visait à créer une démocratie de petits propriétaires et de travailleurs indépendants, où régneraient l’égalité des droits et l’égalité des chances (même au féminin !). Sans doute fut-il d’application inégale et éphémère ; mais il laissa dans la mémoire collective des contrées où il fut amorcé, tels les pays du Sud-Ouest, une résonance qui se prolongea au long du XIXe siècle.
Jean Jaurès, originaire de ce coin de France, reprochait cependant aux Jacobins d’avoir voulu faire vivre le peuple français « à bon marché ». A ses yeux, l’idéal spartiate de Robespierre excluait à la fois le communisme et la richesse, celle-ci étant tolérée en fait comme « une fâcheuse nécessité ». Jaurès repoussait cette vue pessimiste des rapports économiques : le travail toujours assuré, si seulement on est tempérant ! Il récusait la notion de « pauvreté honorable » et celle de l’égalité morale qui la sous-tend comme destinées à perpétuer l’inégalité sociale en flattant la fierté du pauvre et la complaisance du riche, le problème social étant ainsi « singulièrement allégé ». Plus perspicace que Mathiez, il flairait chez les Jacobins un sérieux manque de fibre socialiste !
Mais que visait Jean Jaurès au juste ? Face à l’essor du capitalisme, ne nourrissait-il pas le dessein (en 1896) de « changer la forme même, la nature même de la propriété » ? Or Robespierre et ses amis avaient renoncé sans équivoque à la communauté des biens, qui était à leurs yeux une « chimère » préjudiciable aux libertés individuelles : « Comme s’il était un seul homme doué de quelque industrie dont l’intérêt ne fût contrarié par ce projet extravagant. » Aussi préconisaient-ils une « révolution du pauvre, douce et paisible, révolution qui s’opère sans alarmer la propriété et sans offenser la justice ».
L’idéal jacobin, débarrassé de sa gangue, apparaît ainsi fidèle à lui-même : à la fois consécration de l’individualisme bourgeois, critiqué par Marx mais prôné par Tocqueville, et validation du préalable social, critiqué par Tocqueville mais prôné par Jaurès : seul l’amalgame de ces deux conditions pouvant assurer le bonheur de la société. Depuis le bicentenaire, nombre d’historiens, de part et d’autre de l’Atlantique, commencent à remettre en cause une lecture du jacobinisme qui se plaît à y détecter une vision utopiste, une fuite en avant ou une dérive totalitariste, au détriment de ses réalisations démocratiques et égalitaires.
Ils y découvrent un projet de société fondé sur la justice et la réciprocité, une « grande famille » où le droit à l’existence est assuré au même titre que le droit à l’épanouissement, et où l’esprit de partage l’emporte sur les antagonismes de classes : projet inattendu et, à n’en pas douter, résolument moderne.
Presses universitaires de France, Paris, 1985, p. 37. (
2e édition, Flammarion, Paris, 1992.